Alors que la Côte d'Ivoire s'enfonce dans la crise, il est encore possible d'éviter une guerre civile de grande ampleur. A condition qu'un gouvernement d'union nationale soit constitué sans Gbagbo, estime Rinaldo Depagne, spécialiste de la Côte d'Ivoire à International Crisis Group.
Interview.
SlateAfrique - Les combats ont repris dans Abidjan et un certain nombre d'observateurs pensent qu'on se dirige vers la guerre civile. Est-ce qu'on peut dire que c'est inéluctable?
Rinaldo Depagne - Ce n'est pas si inéluctable, mais il y a un problème de définition: à partir de quel moment on parle de guerre? En Côte d'Ivoire, on est face à des scènes qui ressemblent à des scènes de guerre.
Les combats qui se déroulent à Abobo [quartier d'Abidjan, considéré comme un fief des partisans d'Alassane Ouattara, ndlr] entre les Forces de défense et de sécurité (FDS) et les forces de ce fameux commando invisible, ou «Mouvement de libération de la population d'Abobo Anyama», ressemblent à la guerre.
On a aussi des affrontements militaires dans l'Ouest du pays sur lesquels on a assez peu d'informations, parce que les conditions de sécurité ne permettent plus aux ONG, aux travailleurs humanitaires et aux journalistes de se rendre sur place.
Le Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) a dit qu'il mettait fin à ses opérations dans l'Ouest de la Côte d'Ivoire pour des raisons de sécurité, donc à partir de quel moment on parle de guerre civile? Actuellement, le bilan officiel est de plus de 300 morts. Mais je pense qu'il y en a beaucoup plus. Selon l'ONU, 200.000 personnes se sont enfuies de leur domicile à Abobo et plus de 40.000 Ivoiriens se sont réfugiés au Liberia. Est-ce que ça ce n'est pas déjà la guerre?
Il y a une seule sortie possible qui serait un appel de Ouattara [le président reconnu par les Nations unies après la présidentielle du 28 novembre 2010, ndlr] à un gouvernement d'union nationale intégrant des membres modérés de la majorité présidentielle qui n'appartiennent pas au présent gouvernement Gbagbo et qui se ferait sans Laurent Gbagbo.
Mais pour cela, il faudrait que l'ONU et la Communauté économique de développement de l'Afrique de l'Ouest (Cedeao) sécurisent un espace de négociations pour que ces éléments modérés puissent sortir sans risques et négocier avec les membres du Rassemblement des Houphouétistes pour la démocratie et la paix [RHDP, le principal mouvement d'opposition à Laurent Gbagbo, ndlr] et des Forces nouvelles, puisque maintenant celles-ci sont associées dans une alliance de circonstance avec le RHDP.
SlateAfrique - Est-ce que pour vous le départ de Laurent Gbagbo est un préalable obligatoire pour sortir de cette dynamique de guerre civile?
R.D. - D'une part, Laurent Gbagbo est allé trop loin, beaucoup trop loin, en procédant à un coup d'Etat constitutionnel dans un premier temps, et ensuite en installant pour se maintenir au pouvoir une stratégie de terreur: il a assassiné des militants politiques, il en a enlevé et il a commis des choses innommables, en particulier dans ce quartier d'Abobo.
Et d'autre part, la confiance qu'il y a en lui de l'autre côté est rompue: il n'y a plus aucune confiance de la part de Ouattara, d'autres membres du RHDP et des Forces nouvelles en la personne de M. Gbagbo, et globalement entre Gbagbo et des personnes de son clan rapproché. Donc s'il ne part pas, il n'y aura pas de négociations possibles. Jamais les Forces nouvelles et Alassane Ouattara n'accepteront de signer un nouvel accord politique avec Laurent Gbagbo, sachant qu'il déchirera le moment venu cet accord politique.
SlateAfrique - Mais est-ce que justement les Forces nouvelles et Alassane Ouattara ont les mêmes intérêts, parce que pour l'instant les Forces nouvelles contrôlent quand même les deux tiers du pays?
R.D. - Effectivement, est-ce que le RDR, la formation politique d'Alassane Ouattara, et les Forces nouvelles peuvent entrer dans une cohabitation de long terme? Est-ce que M. Ouattara est prêt à «récompenser» les Forces nouvelles pour l'aide sécuritaire qu'elles lui apportent dans cette crise? Mais ça, c'est un élément qui sera révélé si Alassane Ouattara prend le pouvoir.
Pour l'instant, il y a un front commun, mais est-ce que cette crise permettra aux Forces nouvelles de rester cohérentes? Ou est-ce qu'elles ne vont pas entrer en contradiction avec les intérêts particuliers de chaque clan ou de chaque mouvement qui les compose? Est-ce que ces Forces nouvelles vont résister au choc de cette crise très violente? Ce sont autant de questions auxquelles il n'y a pas de réponse actuellement.
SlateAfrique - A propos de l'identité des membres du fameux «commando invisible», plusieurs thèses sont avancées. Certains disent que ce sont des proches de l'ancien sergent-chef Ibrahim Coulibaly infiltrés à Abidjan, d'autres, surtout les partisans de Gbagbo, pensent que ce sont des militaires ouest-africains de l'Ecomog infiltrés là-bas au vu de leur efficacité au combat. Est-ce que l'organisation non gouvernementale International Crisis Group a une idée sur l'identité des membres de ce commando?
R.D. - Pour disposer de telles informations, il faudrait se situer à l'intérieur de ce groupe ou à l'intérieur de l'hôtel du Golf [siège de la présidence de Alassane Ouattara, ndlr] et à l'intérieur des Forces nouvelles. Mais il y a de solides raisons de penser qu'il s'agit d'éléments des Forces nouvelles qui sont appuyés par des membres des forces de sécurité qui ont déserté l'armée dite régulière.
La présence des forces ouest-africaines de maintien de la paix de l'Ecomog, ce sont les journaux propagandistes du clan Gbagbo qui affirment ça. Il est assez difficile de le savoir. Vous savez, il y a un problème d'identité en Côte d'Ivoire.
Quelqu'un qui s'appelle Ouédraogo peut habiter à Abobo, avoir une carte d'identité ivoirienne, être un membre des Forces de défense et de sécurité, mais être considéré par certaines personnes comme un Burkinabè, tout ça est très complexe.
SlateAfrique - Le nouveau Premier ministre d'Alassane Ouattara, Guillaume Soro, est-il une figure suffisamment consensuelle pour incarner la réconciliation de la Côte d'Ivoire?
R.D. - Oui mais on ne pourra sortir de cette crise, à notre avis, qu'en faisant un gouvernement d'union nationale qui intégrera l'ensemble des parties du conflit ivoirien, à l'exception de la personne de Laurent Gbagbo, qui a non seulement perdu les élections, mais qui s'est illustré par sa défiance et par le fait qu'il a fermé la porte à tout compromis politique.
SlateAfrique - Mais certains observateurs considèrent que les dirigeants des Forces nouvelles ont aussi du sang sur les mains, notamment les responsables de l'aile militaire…
R.D. - Dans la nouvelle phase de la crise qui a commencé le 28 novembre, les membres des Forces nouvelles n'ont pas lancé une stratégie de terreur contre leurs adversaires politiques.
SlateAfrique - En s'accrochant ainsi au pouvoir, Laurent Gbagbo et ses partisans n'ont-ils pas étudié un scénario à la kenyane ou à la zimbabwéenne, qui consisterait à obliger la communauté internationale à une sorte de partage du pouvoir?
R.D. - C'est une des solutions qu'ils recherchent, mais vous comprenez que cela donnerait à l'ensemble des pays d'Afrique un signal très négatif. Chaque président pourrait se dire: «Je vais aux élections, si je gagne c'est bien. Si je perds, je sème le trouble et je partage le pouvoir donc je reste.» Donc il n'y aurait plus d'alternance démocratique possible sur ce continent.
SlateAfrique - Est-ce que vous comprenez le rôle de l'Afrique du Sud qui visiblement n'est pas celui qui s'est montré le plus hostile à Laurent Gbagbo sur le continent. Comment analysez-vous l'attitude du président Jacob Zuma?
R.D. - Déjà, on peut se demander si c'est le rôle d'un grand pays comme l'Afrique du Sud d'apporter son soutien à ce qui apparaît de plus en plus comme un Etat voyou -et je pèse mes mots-, un Etat dont les forces de sécurité tirent sur les membres de l'ONU, un Etat qui nationalise illégalement des banques, qui perçoit des impôts sous la menace. Un Etat dont le principal média, la Radio télévision ivoirienne (RTI), appelle tous les jours à la haine. Est-ce que c'est le rôle de l'Afrique du Sud de soutenir un tel Etat? C'est une première question. Maintenant sur les motivations de l'Afrique du Sud pour apporter un soutien assez important à Laurent Gbagbo, la logique est difficile à comprendre.
On peut comprendre ça au travers des relations très particulières et amicales qui unissent Jacob Zuma et Edouardo Dos Santos [le président de l'Angola, ndlr], qui est le principal soutien de Gbagbo sur le continent.
On peut le comprendre aussi par la volonté de l'Afrique du Sud d'exercer une sorte de leadership continental et d'aller jouer en Afrique de l'Ouest sur le terrain de son principal concurrent sur le continent, le Nigeria, et par un manque patent d'informations et une naïveté de la diplomatie sud-africaine face aux problèmes de l'Afrique de l'Ouest.
Mais se sont quand même les pays d'Afrique de l'Ouest qui sont menacés par cette crise, et c'est à la Cedeao d'avoir le «lead» [la direction], une sorte de prérogative, de privilège quant au règlement de cette crise et aux choix qui sont faits.
SlateAfrique - Mais est-ce que le temps ne travaille pas en faveur de Laurent Gbagbo? Après le second tour de la présidentielle le 28 novembre 2010, on parlait d'une intervention rapide de la Cedeao, le Nigeria se déclarait prêt à intervenir militairement, mais on a l'impression que cette perspective d'intervention militaire s'éloigne de plus en plus.
R.D. - Si le Nigeria est menacé par un retour massif de réfugiés, je ne sais pas si l'option militaire est la meilleure solution. Quant à savoir si le temps joue pour la conservation du pouvoir de Gbagbo, oui, sans doute. Mais il va avoir quel pouvoir? Il va être président à Abidjan [la capitale économique de la Côte d'Ivoire, ndlr], président d'un pays qui va être totalement saccagé et qui va se retrouver dans quelques années dans la situation où était le Liberia au milieu des années 1990. Il est aussi confronté à des sanctions économiques de plus en plus dures et à un isolement qui ne joue pas en sa faveur.
Est-ce qu'on peut se prétendre président d'un Etat en Afrique de l'Ouest si on n'entretient aucune relation avec l'ONU, avec la France, avec l'Union européenne, avec les Etats-Unis, et des relations absolument épouvantables avec pratiquement tous ses voisins, à quoi bon?
SlateAfrique - Est-ce qu'International Crisis Group a fait un travail spécifique sur le rôle des médias en Côte d'Ivoire, sur les appels à la haine, parce que certains évoquent le précédent rwandais Radio Mille Collines, et tout le monde sait comment la RTI a été une arme puissante de propagande?
R.D. - On n'a pas fait un travail spécifique, on a commencé un travail avant cette crise sur le système médiatique en Côte d'Ivoire. La comparaison avec Radio Mille Collines [accusée d'avoir propagée la haine anti Tutsis lors du génocide rwandais, ndlr] est à la fois bonne et mauvaise. Elle est bonne parce qu'effectivement, il y a un souci permanent de propagande et un discours de haine, à la RTI en particulier. Elle est mauvaise parce qu'il n'atteint pas encore le niveau qu'il avait atteint au Rwanda et il est beaucoup moins direct. Le prototype de ce que diffuse la RTI actuellement, c'est un reportage diffusé il y a deux jours sur un sit-in organisé par des femmes patriotes devant un camp de l'Opération des Nations unies en Côte d'Ivoire (Onuci), dans le quartier de Riviera à côté de Cocody [à Abidjan, ndlr].
On voit des femmes courir, mais à aucun moment dans le reportage on ne voit des membres de l'Onuci frapper ces femmes ou leur lancer des gaz lacrymogènes. Mais le commentaire dit que ces femmes ont été frappées par les membres de l'Onuci et l'organisatrice de la manifestation finit le reportage en disant: «Les soldats jordaniens de l'Onuci ont été gentils avec nous et ce sont les noirs qui nous ont frappés, des Nigériens, des Burkinabè, des Sénégalais, etc.»
Donc, insidieusement, c'est un appel à la vengeance contre les représentants de ces trois communautés. Radio Mille Colline aurait dit «tuez les Nigériens, tuez les Burkinabè, tuez les Sénégalais», mais la RTI dit, et c'est beaucoup plus pervers, «c'est eux qui nous ont frappés, faites-en ce que vous voulez!»
SlateAfrique - Vous avez laissé entendre que si le temps travaillait pour Gbagbo dans son fief d'Abidjan, celui-ci ne pourrait pas pour autant contrôler le reste du pays. Donc est-ce que cela renforce un risque de partition de fait du pays?
R.D. - Mais la Côte d'Ivoire est déjà divisée en deux, c'est ça le problème de ce pays, et c'est ça que le coup d'Etat constitutionnel de Gbagbo creuse un peu plus. Mais c'est une partition très particulière, parce qu'il n'y a jamais eu de revendication autonomiste, il y a toujours eu de la part des Forces nouvelles une revendication d'appartenance à un espace national.
Le temps fait que les gens s'habituent à vivre dans deux espaces administratifs différents. Un espace administratif qui était jusqu'au 28 novembre légal et un autre parallèle, une sorte d'ersatz d'Etat mis en place par les Forces nouvelles mis en place au Nord par les Forces nouvelles à partir de janvier-février 2003. A mesure qu'on avance dans le temps, on risque d'avoir une sorte de partition de fait, parce que les gens vont prendre l'habitude de vivre dans l'un ou l'autre espace et de répondre à l'une ou l'autre des administrations.
SlateAfrique - Mais est-ce que cette partition de fait ne serait pas une bonne solution?
R.D. - Non, parce que vous avez une imbrication des populations. Qu'est-ce que vous faites des populations dites d'origine nordique et qui, pour certaines, sont nées au Sud mais qui ne porte pas un nom sudiste?
La majorité des personnes dites étrangères -c'est très compliqué de savoir qui est étranger et qui ne l'est pas, c'est le fond du problème- habitent dans les zones Sud-Est et Sud-Ouest. Il y a une plus grande homogénéité au Nord, mais, comme le dit une formule très célèbre, «le Nord est dans le Sud», et c'est d'ailleurs électoralement pour ça que Gbagbo a perdu.
SlateAfrique - Est-ce que l'un des facteurs aggravants de la crise n'est pas le fait que Gbagbo et son entourage soient sous la menace d'être traduits devant la Cour pénale internationale (CPI) et se radicalisent parce qu'ils n'ont plus de porte de sortie et qu'ils ont peur d'être traduits en justice?
R.D. - Pour l'instant, ils sont encore loin de la CPI. La cour fait pour le moment un travail de monitoring [d'observation, ndlr] donc il n'y a encore rien de décidé. C'est à Gbagbo et ses proches de choisir s'ils veulent faire des choses qui les rendent susceptibles d'être envoyés à La Haye. Ils peuvent encore faire machine arrière. Il n'est pas encore trop tard pour prendre les bonnes décisions.
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